6

Dans la grande tradition de l’emploi fédéral, j’ai attendu trois semaines que quelque chose se produise. Les employeurs de Sulamith Chopra m’ont trouvé un motel et m’y ont abandonné. Chaque fois que j’appelais Sue, on me passait à un fonctionnaire du nom de Morris Torrance, qui me conseillait d’être patient. Le service en chambre était gratuit, mais on ne peut pas vivre uniquement de service en chambre. Je ne voulais pas abandonner mon appartement de Minneapolis tant que je n’avais rien signé de concret, et chaque jour passé dans le Maryland me faisait perdre de l’argent.

Le terminal du motel était presque certainement sur écoute, et le FBI avait sûrement trouvé le moyen de se brancher sur mon terminal portable avant même que son signal n’atteigne un satellite, Cela ne m’a pas empêché de faire ce qu’ils s’attendaient sans doute à me voir faire : j’ai continué à rassembler des données sur Kuin et me suis intéressé d’un peu plus près à certaines des publications de Sue.

Elle avait publié deux articles importants dans le nexus de Nature et un sur le site de Science. Tous trois sur des sujets qui dépassaient mes compétences et ne semblaient avoir qu’un vague rapport avec les Chronolithes : « Une hypothétique énergie unificatrice du tauon », « Structures matérielles non hadroniques », « La gravitation et les forces de liaison temporelles ». Tout ce que j’ai compris du texte est que Sue avait produit quelques solutions intéressantes à des problèmes de physique fondamentale. Les articles étaient très détaillés et, pour moi, difficilement compréhensibles, un peu comme Sue elle-même.

Comme j’avais du temps devant moi, j’en ai consacré une partie à penser à elle. Bien entendu, elle avait été plus qu’une enseignante pour ceux qui avaient appris à la connaître. Mais elle s’était toujours montrée très discrète sur sa vie privée. Originaire de Madras, la famille de Sue avait émigré aux États-Unis lorsqu’elle avait trois ans. Son enfance avait été des plus solitaires, partagée entre ses devoirs scolaires et ses intérêts intellectuels alors naissants. Elle était homosexuelle, bien entendu, mais parlait très peu de ses partenaires, qu’elle ne semblait jamais garder bien longtemps, et n’avait jamais évoqué la manière dont ses parents, qu’elle décrivait comme « plutôt conservateurs, légèrement religieux », avaient réagi à l’annonce de son homosexualité. Comme si elle trouvait ces sujets triviaux, indignes qu’on en parle. Peut-être nourrissait-elle une vieille douleur. Dans ce cas, elle le cachait bien.

Elle trouvait son bonheur dans son travail, qu’elle effectuait avec un enthousiasme d’une sincérité évidente. Son travail, ou sa capacité à l’accomplir, était la récompense dont la vie la gratifiait, et pour Sue, cela compensait tout le reste. Elle avait des plaisirs intenses, mais monacaux.

Sue ne se limitait sûrement pas à cela. Mais elle n’avait rien voulu partager d’autre.

« Une hypothétique énergie unificatrice du tauon »… Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ?

Cela signifiait qu’elle avait inspecté de près la mécanique de l’univers. Qu’elle ne se laissait pas intimider par les choses fondamentales.

 

Je souffrais de la solitude, mais j’étais trop mal à l’aise pour y remédier, et je m’ennuyais assez pour tenter de repérer, parmi les automobiles garées sur le parking du motel, celle abritant l’équipe du FBI chargée de ma surveillance, si toutefois elle se servait d’une voiture.

Mais quand j’ai fini par avoir affaire au FBI, cela n’a rien eu de furtif. Morris Torrance m’a téléphoné pour m’informer que j’avais rendez-vous au Bâtiment fédéral du centre-ville, où l’on me demanderait de fournir un échantillon de sang et de me soumettre au détecteur de mensonge. Qu’il faille franchir de tels obstacles pour décrocher un emploi rémunéré comme gardien du code de Sue Chopra montrait avec quel sérieux le gouvernement prenait ses recherches, ou du moins l’investissement consenti par le Congrès.

Mais Morris lui-même avait sous-estimé ce que les Fédéraux exigeraient de moi. Outre un prélèvement de sang, j’ai subi une radio du torse ainsi qu’un scan-laser crânien. On m’a soulagé d’échantillons d’urine, de matières fécales et de cheveux. On a relevé mes empreintes digitales, on m’a fait signer une autorisation de séquençage de chromosomes, et on m’a accompagné jusqu’au détecteur de mensonge.

Lorsque Morris Torrance avait mentionné ce détecteur, au téléphone, je n’avais ensuite pu penser qu’à une chose : Hitch Paley.

Ce que je savais sur Hitch pouvait l’envoyer en prison, s’il ne s’y trouvait pas déjà, et cela me posait un problème. Hitch n’avait jamais été mon ami le plus intime et j’ignorais jusqu’à quel point je devais lui être loyal, après tant d’années. Mais je n’en avais pas dormi de la nuit et j’avais fini par décider que je déclinerais l’offre d’emploi de Sue plutôt que de compromettre la liberté de Hitch. Certes, Hitch était un criminel passible de prison selon la loi, mais je ne voyais pas quelle justice il y avait à emprisonner un homme pour avoir vendu de la marijuana à des oisifs fortunés qui, sans cela, auraient claqué leur fric dans des boissons à base de vodka, de la coke ou des méthamphétamines.

Non que Hitch ait été particulièrement scrupuleux sur ce qu’il vendait. Mais moi, je l’étais sur qui je vendais.

Malgré sa blouse blanche, l’opérateur du détecteur de mensonge ressemblait plus à un videur qu’à un médecin, et l’incontournable Morris Torrance nous a rejoints dans la pièce d’une nudité clinique afin de superviser le test. Morris était de toute évidence un employé fédéral ; il avait une douzaine de kilos en trop et n’était plus dans la fleur de l’âge depuis une dizaine d’années. Son crâne s’était dégarni de cette manière qui donne l’air tonsuré à certains hommes mûrs. Mais il avait une poignée de main ferme, des manières décontractées, et ne me semblait pas vraiment hostile.

J’ai laissé l’opérateur me fixer les électrodes et répondu à ses questions d’étalonnage sans bafouiller. Morris a ensuite pris le relais et s’est mis à revoir avec moi, détail après détail, ma première expérience du Chronolithe de Chumphon, s’interrompant de temps à autre pour laisser le gourou du détecteur gribouiller des annotations sur le listage craché par la machine (qui ressemblait à une antiquité, et en était bien une puisqu’on l’avait conçue conformément à des spécifications formulées par une jurisprudence du XXe siècle.) J’ai raconté mon histoire sans mentir et en détail, sans hésiter à mentionner le nom de Hitch Paley, mais en passant sous silence la manière dont il gagnait sa vie. J’ai même ajouté un petit quelque chose sur son commerce d’appâts, qui était des plus légitimes, après tout, du moins de temps en temps.

Quand j’en suis arrivé à Bangkok et à la prison, Morris a demandé : « Vous a-t-on fouillé à la recherche de drogue ?

— On m’a fouillé plusieurs fois. Peut-être qu’ils cherchaient de la drogue, je n’en sais rien.

— A-t-on trouvé des drogues ou des substances interdites sur votre personne ?

— Non.

— Avez-vous fait passer des frontières nationales ou d’État à des substances interdites ?

— Non.

— Étiez-vous averti de l’aspect du Chronolithe avant son arrivée ? Aviez-vous une quelconque connaissance préalable de cet événement ?

— Non.

— Son arrivée vous a-t-elle surpris ?

— Oui.

— Connaissez-vous le nom de Kuin ?

— Je l’ai appris grâce aux informations.

— Avez-vous vu l’image sculptée dans les monuments actuels ?

— Oui.

— Ce visage vous est-il familier ? Le reconnaissez-vous ?

— Non. »

Morris a hoché la tête puis a conféré en privé avec l’opérateur du détecteur. Quelques minutes plus tard, on m’a séparé de la machine.

Morris m’a raccompagné à l’extérieur du bâtiment. « Est-ce que j’ai réussi le test ? » lui ai-je demandé. Il a souri. « Ce n’est pas mon rayon. Mais à votre place, je ne me ferais pas de souci. »

 

Sue m’a appelé le lendemain matin pour me dire de me présenter au travail.

Le gouvernement fédéral, pour des raisons que le plus ancien des sénateurs du Maryland est probablement le seul à connaître, avait installé cette branche de sa force d’enquête sur le Chronolithe dans un immeuble quelconque d’un parc industriel de la périphérie de Baltimore. C’était une simple enfilade basse de bureaux et de bibliothèques improvisées. Sue m’a expliqué que la part purement scientifique des travaux de recherches était effectuée par des universités et des laboratoires fédéraux. Sa responsabilité à elle tenait plus de l’animation d’un groupe de réflexion chargé de collationner les résultats, de fournir des prestations d’expert-conseil et d’agir comme chambre de compensation pour la bourse allouée par le congrès. En essence, le travail de Sue consistait à évaluer l’état actuel des connaissances et à identifier les nouvelles lignes de recherche les plus prometteuses. Ses supérieurs immédiats travaillaient dans des agences gouvernementales ou en tant qu’assistants parlementaires. Elle représentait l’échelon supérieur, dans les forces de recherche sur les Chronolithes, de ce qu’on pouvait raisonnablement appeler la science.

Je me suis demandé comment quelqu’un d’aussi attaché à la recherche que Sue Chopra avait pu aboutir dans un vulgaire boulot de direction. J’ai arrêté de me poser la question lorsqu’elle a ouvert la porte de son bureau pour m’inviter du geste à y entrer. La grande pièce renfermait un bureau laqué d’occasion et d’innombrables meubles-classeurs. L’espace entourant son terminal de travail croulait sous les coupures de presse, les journaux, les impressions de courriers électroniques. Quant aux murs, ils étaient recouverts de photographies.

« Bienvenue dans le saint des saints », a dit Sue d’un air enthousiaste.

Des photos des Chronolithes.

De tous les Chronolithes, portraits professionnels avec beaucoup de piqué, instantanés pris par des touristes ou énigmatiques clichés satellites en fausses couleurs. Il y avait celui de Chumphon avec plus de détails que je n’en avais jamais vu, les lettres de son inscription mises en valeur par une lumière rasante. Et celui de Bangkok, et la première image gravée de Kuin lui-même. (La plupart des experts doutaient de la fidélité de la représentation. Ils en trouvaient les traits trop génériques, presque comme s’ils sortaient d’un processeur graphique programmé pour fournir une image de « maître du monde ».)

Il y avait ceux de Pyongyang et de Hô Chi Minh-Ville. Ceux de Taipei, de Macao et de Sapporo, celui de la plaine de Kantô dominant une paire de silos foudroyés. Celui de Yichang, avant et après l’inutile frappe nucléaire, avec le monument hautainement intact et l’artère tranchée et ravagée là où l’explosion avait brisé le barrage sur la rivière Jaune.

Et aussi, vu d’orbite, l’écoulement brun dans la mer de Chine.

Sur toutes, le visage de Kuin, imperturbable, observait les environs comme depuis un trône de nuages.

« En fin de compte, les Chronolithes ont presque complètement inversé le concept de monument, m’a dit Sue tandis que je regardais ces images. Un monument sert à laisser un message au futur, à permettre aux morts de parler à leurs descendants.

« Contemplez mon œuvre, ô puissants, et vous désespérez[4]. »

— Exactement. Sauf qu’avec les Chronolithes, c’est l’inverse. Ils n’annoncent pas « j’étais ici » mais « j’arrive. Je suis votre avenir, que cela vous plaise ou non ».

— Contemplez mon œuvre et tremblez.

— C’est d’une perversité admirable.

— Tu l’admires, toi ?

— Pour tout te dire, Scotty… j’en ai parfois le souffle coupé.

— Moi aussi. » Sans dire que cela m’avait aussi séparé de ma femme et de ma fille.

Découvrir sur le mur de Sue Chopra une recréation de mon obsession envers les Chronolithes m’a perturbé, comme si je venais de m’apercevoir que nous avions un poumon commun. Mais bien entendu, c’était justement pour cela que ce travail lui plaisait : il lui permettait de savoir à peu près tout ce qu’il était possible de savoir sur les Chronolithes. De la recherche plus appliquée l’aurait confinée dans une perspective bien plus limitée, du genre dénombrement des anneaux de réfraction ou débusquage d’insaisissables bosons.

Et il lui permettait aussi de se consacrer aux maths approfondies, et peut-être même davantage que par le passé, étant donné que, jour après jour, la quasi-totalité des travaux de recherche classés secrets passait sur son bureau.

« Et voilà, Scotty.

— Montre-moi mon poste de travail. »

Elle m’a conduit à un bureau périphérique meublé d’une table et d’un terminal. Le terminal, quant à lui, était connecté à un ensemble de stations de travail Quantum Organics disposées en rangs serrés, dont la puissance de calcul tout comme la sophistication dépassaient ce que Campion-Miller avait jamais eu les moyens de s’offrir.

Dans un coin, Morris Torrance, perché sur une chaise en bois inclinée contre le mur, lisait l’édition papier de Golf.

« Il est compris dans le lot ? ai-je demandé.

— Vous pouvez vous partager l’endroit quelque temps. Morris a besoin d’être proche de moi, physiquement parlant.

— Morris est un bon ami ?

— C’est mon garde du corps, entre autres. »

Morris a souri et lâché son magazine. Il s’est gratté la tête, un geste étrange sans doute destiné à dévoiler le pistolet qu’il portait sous sa veste. « Je suis globalement inoffensif », a-t-il déclaré.

Je lui ai à nouveau serré la main… mais plus chaleureusement, cette fois, vu qu’il ne me tourmentait pas pour obtenir un échantillon d’urine.

« Pour l’instant, a décrété Sue, contente-toi de te familiariser avec ce que je fais. Je n’ai pas ton niveau de maîtrise du code, alors prends des notes. Nous discuterons de la manière de procéder à la fin de la semaine. »

C’est donc à cela que j’ai consacré la journée. Je n’ai regardé ni les données entrées par Sue, ni ses résultats, mais les couches procédurales, les protocoles utilisés pour traduire les problèmes en systèmes limités et en solutions autorisées à se reproduire et à mourir. Elle avait installé les meilleures applications génétiques commerciales, mais celles-ci étaient franchement inadaptées (ou du moins d’une lourdeur absurde) à une partie de ce qu’elle essayait de faire. Nous appelions ce genre d’applis des « règles à calcul » : utiles pour une première approximation, mais primitives.

Morris a fini son Golf et a rapporté de quoi manger de chez le traiteur en bas de la rue, avec un exemplaire du Pêcheur à la mouche pour occuper son début d’après-midi. Sue émergeait à intervalles réguliers pour nous regarder d’un air ravi : nous représentions sa zone tampon, une couche d’isolant entre le monde et les mystères de Kuin.

 

Le dernier soir de ma première semaine dans le projet, je regagnais en voiture un autre appartement presque vide quand j’ai soudain compris que ma vie venait subitement de prendre un tournant irrévocable.

Peut-être à cause de l’ennui de la conduite, ou des colonies de tentes qui ressemblaient à des carcasses de voitures rouillées sur le bord de la route, ou tout simplement de la perspective d’un week-end de solitude. Le mot « déni » a mauvaise réputation, contrairement au stoïcisme. Le stoïcisme n’est-il pas pourtant fondé sur le déni, le refus définitif de capituler devant une vérité affreuse ? Je m’étais montré vraiment très stoïque, ces derniers temps. Mais alors que je déboîtais pour doubler un camion-citerne, une fourgonnette Leica jaune s’est mise à me presser de derrière, et au même moment le camion a commencé à sortir de sa file pour empiéter sur la mienne. Son conducteur avait dû faire désactiver les contrôles automatiques de proximité, ce qui est tout à fait illégal mais assez fréquent chez les routiers indépendants. Et je me trouvais dans son angle mort, et la Leica refusait de freiner, et pendant cinq bonnes secondes je n’ai rien eu sous les yeux qu’une prémonition de mon corps aplati comme une crêpe sur la colonne de direction.

Puis le routier m’a aperçu dans son rétroviseur, s’est rabattu sur la droite et m’a laissé le doubler.

La Leica m’a dépassé à fond comme si de rien n’était. Je me suis retrouvé couvert de sueur froide au volant… sans forces, fondamentalement perdu, à descendre une route grise entre l’oubli et l’oubli.

 

Une semaine plus tard, j’ai reçu une bonne nouvelle, Janice m’a appelé pour m’informer qu’on allait donner une oreille neuve à Kait.

« Ce sera une réparation complète, Scott, du moins on l’espère, étant donné qu’elle est née avec une ouïe normale et que les circuits nerveux nécessaires à l’audition doivent toujours être en place. Ça s’appelle une prothèse mastoïdo-cochléaire.

— C’est vraiment possible ?

— La procédure est assez récente, mais le taux de réussite approche des cent pour cent pour les patients au passé médical identique à celui de Kait.

— Il n’y a pas de danger ?

— Pas vraiment. Mais c’est une opération chirurgicale importante. Elle passera plus d’une semaine à l’hôpital.

— C’est pour quand ?

— Dans six mois, jour pour jour.

— Et pour le financement ?

— Whit est bien couvert. Sa mutuelle accepte d’en prendre en charge au moins une partie. Je peux retirer un peu d’argent de mon plan de retraite, et Whit est prêt à payer le reste de sa poche. Il faudra peut-être prendre une deuxième hypothèque sur la maison. Mais c’est le prix à payer pour que Kaitlin puisse avoir une enfance normale.

— Laisse-moi participer.

— Je sais que tu ne roules pas vraiment sur l’or en ce moment, Scott.

— J’ai de l’argent de côté.

— Et je te remercie de ta proposition. Mais… franchement, Whit serait plus à l’aise s’il s’en occupait lui-même. »

Kait s’était bien adaptée à sa perte auditive. À moins de remarquer sa façon de pencher la tête ou celle de se renfrogner quand les conversations se faisaient moins sonores, on ne s’apercevait pas de son handicap. Mais il la rendait inévitablement différente, la condamnait au premier rang en classe, où trop d’enseignants s’étaient adressés à elle en exagérant leurs voyelles et en se comportant comme si son problème d’audition provenait d’une déficience intellectuelle. Elle était gênée quand elle jouait dans la cour de l’école, et on la surprenait facilement de derrière. Tout cela, associé à sa timidité naturelle, l’avait rendue un peu trop accro au Net, égocentrique, et parfois maussade.

Mais cela changerait. Les dégâts semblaient sur le point d’être réparés grâce aux progrès récents de l’ingénierie biomédicale. Et grâce à Whitman Delahunt. Et si mon ego se froissait un peu de le voir se mêler de l’intérêt de ma fille… eh bien, mon ego pouvait aller se faire foutre.

Kaitlin retrouverait son intégrité. Le reste n’avait aucune importance.

« Mais j’y tiens, Janice. Je le dois à Kaitlin depuis longtemps.

— Pas vraiment, Scott. Tu n’es en aucun cas responsable de son problème d’oreille.

— Je veux participer à sa diminution.

— Eh bien… Whit te laisserait sans doute apporter une petite contribution, si tu insistes. »

J’avais eu cinq années frugales. Ma « petite contribution » s’est montée à cinquante pour cent du coût de l’opération.

 

« Bon, Scotty, a dit Sue Chopra, prêt à partir en voyage ? »

Je lui avais déjà parlé de l’opération de Kaitlin. Je lui avais annoncé vouloir tenir compagnie à Kait pendant sa convalescence et je l’avais prévenue que je ne transigerais pas là-dessus.

« On l’opère dans six mois, a dit Sue. Nous serons revenus bien avant. »

Sibyllin. Mais elle semblait enfin prête à lever le voile sur toutes ses allusions des derniers jours.

Dans la cafétéria spacieuse mais quasiment vide, nous nous sommes assis tous les quatre à une table près de la seule fenêtre, qui surplombait l’autoroute. Sue, Morris Torrance, un jeune homme du nom de Raymond Mosely et moi.

Ray Mosely, étudiant en physique de troisième cycle issu du MIT, travaillait avec Sue sur les inventaires des sciences dures. Il avait vingt-cinq ans, de la bedaine, l’air peu soigné de sa personne et en même temps brillant comme un sou neuf. Il était d’une timidité maladive. Il m’avait évité des semaines durant, apparemment parce qu’il ne m’avait jamais vu avant. Il avait fini par m’accepter quand il avait compris n’avoir pas en moi un rival pour l’affection de Sue Chopra.

Sue, bien entendu, avait au moins douze ans de plus que lui et ses inclinations sexuelles ne la poussaient aucunement vers les hommes, encore moins vers les jeunes physiciens timides qui s’imaginaient qu’une longue conversation sur les interactions du muon constituait une invite à une intimité physique. Sue lui avait expliqué tout cela une fois ou deux. Ray était censé s’être résigné à cette explication, mais il lui lançait toujours des regards stupides de l’autre côté de la table poisseuse et se rangeait à son opinion avec la loyauté d’un amant.

« Le plus stupéfiant, a commencé Sue, est la quantité de ce que nous n’avons pas appris sur les Chronolithes en dépit de toutes ces années écoulées depuis Chumphon. Tout ce que nous pouvons faire, c’est les caractériser un peu. Nous savons par exemple qu’il est impossible de renverser une pierre de Kuin, y compris en sapant ses fondations, parce qu’elle se maintient dans une orientation précise, à une distance fixe du centre de la Terre, même s’il lui faut pour cela flotter dans l’air. Nous la savons spectaculairement inerte, nous savons qu’elle a un indice de réfraction donné, nos inspections nous ont appris qu’elle a plus probablement été moulée que sculptée, etc., etc. Mais rien de tout cela ne relève d’une véritable compréhension. Nous comprenons les Chronolithes de la manière dont un théologien du Moyen-âge comprendrait une automobile. C’est lourd, les garnitures chauffent si on les laisse au soleil, il y a des pièces pointues et d’autres non. Certains de ces détails peuvent avoir de l’importance, la plupart n’en ont sans doute pas, mais on ne peut les éliminer sans s’appuyer sur une théorie globale. Ce qui est précisément ce dont nous manquons. »

Nous avons hoché la tête avec sagesse, comme d’habitude lorsque Sue se lançait dans des explications.

« Certains détails ont pourtant plus d’intérêt que d’autres, a-t-elle continué. Nous avons par exemple plus ou moins la preuve qu’il se produit une augmentation graduelle et progressive de la radiation de bruit de fond locale au cours des semaines précédant la manifestation d’un Chronolithe. Augmentation qui n’a rien de dangereux, mais est parfaitement mesurable. Les Chinois ont un peu creusé la question, à l’époque où ils nous communiquaient encore le résultat de leurs recherches. Et puis les Japonais ont eu un coup de pot.

« Ils ont toujours un réseau de stations de mesure de radioactivité en service autour de leur réacteur à fusion Sapporo/Technics. Tokyo tentait de repérer la source de tout ce rayonnement parasite dans les jours précédant l’apparition du Chronolithe. Les mesures ont atteint un maximum à l’arrivée du monument, et ont très vite retrouvé ensuite un niveau normal.

Ce qui signifie, a expliqué Ray Mosely comme s’il servait d’interprète à des idiots, que si nous ne pouvons empêcher l’arrivée d’un Chronolithe, nous pouvons plus ou moins la prévoir.

— Et avertir la population, a ajouté Sue.

— Ça semble prometteur… si on sait où regarder, ai-je dit.

— Ouais, c’est là que le bât blesse, a admis Sue. Mais il y a beaucoup d’endroits où on surveille la radioactivité ambiante. Et Washington s’est arrangé avec un certain nombre de gouvernements amis pour qu’on mette en place des détecteurs dans les principales zones urbaines. D’un point de vue protection civile, cela signifie que nous pourrons faire évacuer.

— Mais nous, est intervenu Ray, cela nous intéresse plutôt d’y être. »

Sue lui a jeté un regard sévère, comme s’il lui avait volé sa chute.

« Ce ne serait pas un peu dangereux ? ai-je demandé.

— Pouvoir enregistrer l’événement, obtenir des mesures précises de l’explosion produite par l’arrivée, assister à l’intégralité du processus… serait d’une valeur inestimable.

— Y assister de loin, j’espère, a glissé Morris Torrance.

— Nous pouvons minimiser tout danger physique.

— C’est pour bientôt ? ai-je voulu savoir.

— Nous partons dans un jour ou deux, Scotty, et ça sera peut-être un peu juste. Je sais que le délai est court. Nos avant-postes sont déjà prêts et nous avons des spécialistes sur place. Tout laisse penser à une grosse manifestation dans une quinzaine de jours maximum. Les journaux devraient titrer sur l’évacuation dès ce soir.

— Et nous allons à… ?

— Jérusalem », a dit Sue.

 

Elle m’a donné une journée pour boucler mes valises et mettre de l’ordre dans mes affaires. J’en ai profité pour prendre ma voiture et partir.

 

Les Chronolithes
titlepage.xhtml
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Wilson,Robert Charles-Les Chronolithes(The Chronoliths)(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html